"Diriger en terre inconnue"

Bertrand Clavières est Directeur Général de Publications Grand Public chez Reworld Media. PGP produit et distribue en direct, auprès des Hyper et Supermarchés de toutes les enseignes en France, les quelques 160 produits qu’ils éditent. Il a accepté de partager avec ENAXION son expérience de dirigeant confronté à un contexte de crise de la Covid 19. Il nous livre ici un regard et des enseignements personnels qu’il nous semble intéressant de partager à notre tour avec tous les Dirigeants en Action.

Une remise en cause

Bertrand : La période actuelle est le fruit de ce qui s’est passé il y a 6 ou 7 mois. Depuis Février 2020 il y a eu pas mal de changements. La brutalité avec laquelle la crise est arrivée nous a fait craindre que notre activité ne soit plus viable. Il a fallu très rapidement, tout en conservant notre core business, trouver de nouveaux leviers, se réinventer et créer de nouvelles approches, nous remettre en cause, se poser des questions, que par le passé nous ne pouvions même imaginer que nous puissions nous les poser, et prendre des décisions à la manière de ces fabricants de grelots d’équipage de calèche obligés par la disparition de celles-ci de fabriquer des klaxons pour automobiles. Nous avons su aussi remettre en cause des dogmes. Nous hésitions auparavant à prendre des décisions radicales avec des points de vente non rentables ou  encore à stopper des publications pour ne pas fâcher nos clients les centrales d’achats. Une nouvelle collaboration a émergé. Nos clients qui ont également souffert sont à même aujourd’hui d’entendre un autre discours et de comprendre que l’on est en définitive sur le même bateau.  

Ce n’est d’ailleurs pas tant l’entreprise qui a changé mais bien plus le regard que je pose sur elle aujourd’hui. Je la voyais lourde et lente et elle s’est révélée plus adaptable, plus rapide et efficace que je ne le pensais. J’ai aussi réussi à passer par-dessus cette barrière personnelle. J’en veux pour preuve que ce sont pour beaucoup nos salariés qui ont dressé des diagnostics et qui confrontés à cette situation de survie ont su prendre à leur niveau les décisions pour changer et s’emparer des sujets. Ces changements sont venus par le bas sous l’impulsion du haut. C’est une grande satisfaction.

La solution est dans le management pas dans l’exécution 

Bertrand : La crise ne nous a pas conduit à changer de cap mais nous avons modifié notre façon de naviguer. La crise Covid que nous traversons et les conséquences sur notre activité nous ont conduit à revoir et à modifier notre management. En premier lieu dans la façon que nous avions dans le passé d’utiliser les règles.  Nous travaillons à présent avec une reconnaissance collective de l’intangibilité des règles d’exercice du métier. Nous avions des « tables de la loi » mais elles n’étaient pas toujours connues et surtout respectées. La crise nous a conduit à réaffirmer le cadre, à le redéfinir davantage pour parvenir à un fonctionnement plus conforme et moins dégradé par les exceptions et les « oui mais ». C’est du management. Nous n’obtenons en définitive que ce que nous demandons.

En second lieu, mon inspiration vient davantage de Cabot que de Magellan pour explorer et m’engager dans de nouvelles activités nées de la crise. Plutôt que de rechercher avec beaucoup de moyens et de temps une nouvelle voie en territoire inconnu sans garantie de succès, je préfère me baser sur l’intuition et progresser par petits pas, par petites tentatives avec des moyens engagés très limités sur un temps court pour progresser.  Ce type d’approche modifie les comportements. Nous fonctionnons différemment. Nous ne faisons plus de revue d’objectifs, le reporting est modifié. A présent nous définissons les KPIs essentiels sur lesquels les collaborateurs peuvent intervenir sur le court terme et nous échangeons avec eux sur les améliorations possibles des variables et sur l’impact des plans d’action. Cela a renforcé la compréhension de l’interdépendance entre eux et la priorisation de ce qu’il faut faire.

S’inventer de nouvelles questions pour réinventer le business

Bertrand : Ce qui m’apparait comme étant le plus essentiel  dans mon rôle aujourd’hui c’est en premier lieu de faire prendre conscience des enjeux à nos collaborateurs pour que cela devienne leurs enjeux et non pas seulement ceux de la direction générale. Cela suppose de notre part de la transparence sur les chiffres pour leur donner l’opportunité de comprendre ce qui se passe et les amener à  s’inventer de nouvelles questions sur notre business et nos décisions. Des questions du type: « qu’est-ce qu’une charge ? » Une charge est-elle nécessairement un coût à réduire ou bien peut-on considérer cela comme un moyen au service de la performance ? ou  bien « ça nous coûte combien de payer moins cher ? » comme me l’a posée une collaboratrice récemment. Le défi principal pour moi aujourd’hui c’est de réinventer une histoire, trouver de nouvelles « destinations », des nouveaux business à adresser, rebâtir des fondamentaux pour devenir le spécialiste du merchandising dans l’univers des supermarchés alors que nous étions auparavant le spécialiste de l’édition en supermarché et ensuite de prioriser nos actions. Ce travail d’identification est le plus difficile il me semble.  Pour y parvenir j’entraine la force de vente à travailler pour d’autres activités du Groupe et je développe la coopération entre entités.

L’efficience est clé

Bertrand : Il n’en demeure pas moins que le plus important pour moi ce n’est pas d’assurer la survie de la société. Nous ne sommes pas dans un dilemme de vie ou mort. En revanche plus durablement je dois m’appliquer à améliorer l’efficience du système. Le rendement de la machine est moins bon en ce moment donc il faut s’atteler à régler les variables qui pouvaient paraitre sans intérêt par le passé mais qui aujourd’hui ont toutes leur importance.    

Une opportunité de jouer plus collectif

Bertrand : Durant la crise les dirigeants, les patrons des filiales et BU sommes restés « confinés au bureau » comme dirait le président du Groupe. De ce fait les échanges entre nous tous dirigeants d’entités et président étaient plus faciles. Nous étions là, davantage disponibles pour des échanges informels en terrasse sur le toit de l’immeuble et la convivialité a été renforcée mais pas seulement. Nous étions en circuit court de partage. Pas de reporting, je n’ai pas présenté un chiffre à mon patron durant la période. La coopération s’est développée entre nous. Je me suis davantage ouvert aux autres, une sorte « d’empathie business » je dirais. Une compréhension que si le Groupe est fragilisé, je suis aussi fragile, alors nous avons besoin de plus de solidarité entre nous. Auparavant c’était moins le cas, nous n’en n’avions pas besoin. A présent c’est important.

L’importance de tous dans le système

Bertrand : Durant cette période nous avons beaucoup utilisé le télétravail des équipes et les points de contact se faisaient en visioconférence. C’était sans difficulté pour le traitement des aspects gestion de l’activité mais en revanche quand il s’agissait de faire preuve de créativité ce n’était pas possible cela ne marchait pas. Au-delà de ces aspects, la hiérarchie des fonctions dans l’organisation a été rebattue. Certains se sont aperçus du rôle essentiel de certains métiers moins visibles ou à priori vus comme moins importants  pour leur permettre de remplir le leur.

Le maitre-mot : Faites-le !

Bertrand : Avant la crise nous laissions des choses de côté. La crise nous a appris que cela ne pouvait plus durer. On ne peut plus laisser des trous sans réparer les fuites. Alors pour moi le maitre mot c’est « faites-le ! « Cessez de tergiverser, de réfléchir, exécutez, mesurez et corrigez… » Nous avons d’ailleurs réduit fortement le temps de réunion. Nous n’avons simplement plus le temps. Tout le monde travaille vraiment sur ce qu’il a à faire. C’est une vraie prise de conscience de ce qui est essentiel pour que ça marche et l’avantage c’est que cela simplifie le partage entre nous. 

Dans cette période ce qui devient décisif c’est de travailler sur des éléments de valeur bien identifiés. Ces leviers qui nous permettent de réussir l’existant sont bien identifiés et ne posent pas problèmes mais pour les nouveaux business c’est plus empirique, il faut se réinventer et ça c’est plus difficile. Il faut parvenir à se projeter dans de nouveaux champs du possible avec des moyens limités et sans savoir si on est sur la bonne route. Il faut se confronter à l’erreur possible et l’accepter.

De l’énergie pour la suite

Bertrand : Je reste globalement confiant pour le court terme. Il n’y a pas de risque majeur de perte de contrôle. Mais il faut que nous trouvions les gisements futurs prometteurs et dans ce domaine l’incertitude prend davantage de place. Malgré tout  je suis certains qu’à long terme nous saurons trouver ces nouveaux leviers. Mon inquiétude s’il y en a une est plus dans la capacité des équipes à maintenir le rythme. Les équipes ont fourni un effort énorme durant cette période difficile, il faut à présent trouver un second souffle, cela demande beaucoup d’énergie pour des équipes  fatiguées.

Nous avons essuyé un gros coup de tabac et nous savons que nous naviguerons désormais dans une mer difficile. Dans ce contexte incertain, il me semble que redéfinir le cap, expliquer ou l’on va et comment nous allons y aller est essentiel pour redonner perspectives et énergie aux équipes. Ce n’est pas le plus simple.

Créé en 2012 et développé autour de marques médias fortes, Reworld Media est aujourd’hui un groupe majeur dans le panorama média français, devenu en 7 ans seulement le leader des médias thématiques à la suite du rachat de Mondadori France en juillet 2019.